Requiem For The Queen Of Heart [Feat : Nereus Vesta]

       J'avais toujours été un Chapelier Fou vide de toute émotion. Un homme à la vie monotone qui peinait à comprendre le sens du mot "bonheur". Mais malgré tout, je continuai à m'acharner pour rire. Oui. C'était pour cela que j'étais nommé le Chapelier Fou. Je passais mon temps à boire le thé, seul, avec pour seule compagnie, des chaises vides. Oh, et de la vieille vaisselle qui avait dû coûter une fortune, certainement. Je n'étais pas vraiment apprécié des autres habitants du Pays des Merveilles. Je n'avais que des sarcasmes mordants à la bouche. Et à part un faux rire moqueur et cynique, je n'avais rien. J'étais seul, et cela me convenait parfaitement. ...Du moins, je le croyais.

       Jusqu'à ce que tu arrives. Alice. Oui. Tu te prénommais Alice. Vêtue d'une robe écarlate, tu étais semblable à une rose rouge. Délicate, mais avec des épines. Douce, mais avec du répondant. Une jeune femme pleine d'ambitions aux yeux semblables à deux coquelicots. D'une beauté exceptionnelle, tu avais un caractère bien à toi et une soif d'aventure inégalée. Tu ne bronchais jamais devant l'adversité. Dotée d'un courage exceptionnel, même la plus grosse des tempêtes ne pouvait rien contre ta détermination et ta soif de découvertes.

       Tu es apparue au Pays des Merveilles un beau jour, comme une fleur, poursuivant le Lapin Blanc qui angoissait à l'idée d'arriver en retard à la cour de la Reine. Un vrai bourreau du travail, il était. Tu courais sans t'arrêter après ce pauvre Lapin Albe, le taquinant au passage sur son côté psychorigide. Mais on ne pouvait pas lui en vouloir à ce Lapin. Il devait rester parfait, pour son Royaume. Et même si cette perfection t'ennuyait et que tu étais incapable de le comprendre, tu continuais à lui courir après, inlassablement.

       Ayant perdu sa trace, tu te perdis dans une sombre forêt sans vie aucune. Sans vie aucune ? Non. Une bête à l'étrange sourire attira ton attention, facile à capter. On le surnommait la Bête du Cheshire, en raison de sa taille impressionnante et de ses dents aiguisées. Il pensait que tu ne ferais pas long feu dans ce monde de fous ! Tu doutas même de ta quête. Qu'il était effrayant, cet animal ! Il affichait clairement ses longues dents pointues, perché en haut de son arbre. Cependant, il ne fallait pas se fier aux apparences. Ces dernières étaient bien trompeuses. La créature était aussi humaine que toi. Elle ne te voulait pas de mal. Ne crains rien Alice. Et même s'il n'avait que faire de ta quête visant à retrouver le Lapin Immaculé, il continuait à te sourire, à te conseiller un chemin plus sûr, loin de cette forêt d'ébène et d'épines, avant de disparaître, ne devenant plus qu'un large sourire denté dans l'obscurité au fur et à mesure que tu t'en éloignais.

       Tu avais donc continué ta quête en vadrouillant au hasard, au Pays des Merveilles, sur les conseils de l'animal, et c'est ainsi que nous nous sommes rencontrés. Comme une abeille attirée par la douce odeur d'une fleur, tu es venue à ma table pour le thé, les yeux emplis d'étoiles, pleins de curiosité. Les premiers mots que je t'adressais n'étaient que devinettes absurdes pour te faire fuir. Je ne voulais voir personne. Il n'y avait pas de place à cette table ! Du moins, je ne voulais pas qu'il y en ait. Même s'il y en avait, je ne voulais faire de place à personne.


       Bien sûr, tu ne répondis pas. Personne n'en savait rien de toute façon ! Ce monde était absurde. Rien que ça.

       Malgré tout, tu es restée. Triste et sans sourire, j'étais. Et tu me l'as redonné. J'étais pourtant infréquentable. J'étais un vieux fou. L'excentrique du Royaume ! Un pauvre Chapelier dont le talent n'était pas reconnu ! Éclipsé par des êtres bien plus impressionnants et parfaits comme ce maudit Lapin Blanc ! Mais tu es restée à mes côtés. Même si je fus désagréable en premier lieu. Tu avais vu le bon en moi même à cette époque sombre. Je t'invitai donc à boire le thé, ravalant ma fierté et mon égoïsme. Il était toujours l'heure du thé, quoi qu'il arrive et à n'importe quelle heure, après tout. Nous vivions dans un monde de fous. Et tu es arrivée à moi. Je n'étais plus un Chapelier Fou vide d'émotion. Désormais, ma Folie était le résultat du Bonheur que tu m'avais apporté.

       Ensemble, nous marchions désormais main dans la main vers le château de la Reine. Je vivais ici depuis longtemps, maintenant, mais je n'avais aucune idée de qui pouvait bien être cette Reine. Personne ne l'avait jamais rencontrée. Arpentant ensemble les chemins sinueux menant au château, je te protégeai et pourfendis bon nombre de créatures cherchant à te nuire. Pour m'avoir redonné une raison de vivre, il fallait que je te protège.

       Arrivés au château, les habitants du Pays des Merveilles nous accueillirent avec adulation. Alice, la Reine de Cœur, c'était toi, en réalité. Reine de Cœur et Reine des Cœurs, tout le monde désirait ton attention. Alice, ma Reine. Ta couronne, ce fut moi, le Chapelier Fou de la cour royale qui te la façonnai. A ton image, elle était ornée de diamants rouges, encore plus précieux que du rubis, agrémentée de tourmalines noires comme la nuit.

       Ensemble, nous faisions les quatre cents coups. Nous en avions fait, des bêtises. Nous peignions les roses en rouge, pour qu'elles soient à ton image. Nous agissions comme des enfants alors que tu étais Reine. Et j'étais ton Chapelier Fou. Nous vivions une vie de bohême sans se soucier du lendemain. Nous construisions des châteaux de cartes tout en prenant le thé avec la Bête du Cheshire tout en taquinant le Lapin Blanc qui se mentait à lui-même quant à ses sentiments pour l'autre animal.

       Cependant, cette vie paisible de routine et d'amusement toucha un jour à sa fin. Alice, ma chère Alice. Ma Reine. Du jour au lendemain, tu laissas ton Royaume livré à lui-même pour partir à l'aventure et en guerre contre de sombres créatures qui menaçaient notre havre de paix. L'animal qui pourtant avait toujours souri jusque-là cessa de sourire peu de temps après et partit lui aussi, mais sans un mot, ne donnant plus aucune nouvelle. Le Lapin Blanc ne semblait plus aussi heureux qu'avant, après sa fuite. Et moi, je restai là. Il fallait que je m'occupe du château et du Royaume en attendant ton retour, douce Alice. Ton Royaume de Cœur survivra tant que tu continueras à te battre et que je serai là pour te soutenir d'où je suis. A notre manière, le Lapin Blanc et moi nous soutenions en travaillant ensemble. Tous les deux, nous savions ce qu'était le sentiment de manque.

       Un matin sans Soleil se levait aujourd'hui sur le Royaume de Cœur. Une missive me parvint, alors que je profitai d'un jour de repos rare. Et comme instantanément, mon monde s'effondra. Tu étais tout mon monde, et bien plus que ça. Mais tu as disparu. Cette lettre était ta dernière. Cette lettre trempée de ton sang et de mes larmes était tout ce qu'il me restait de toi. Cela, et la couronne que je t'avais façonnée, brisée en mille morceaux, comme une rose à qui on aurait arraché les pétales.

       Que faire dans un monde sans cœur où tu n'es plus là, ma Reine ? Sans notre Reine, nous sommes perdus. Nous avions souffert de ton absence et difficilement redressé le Royaume de l'Intérieur tandis que tu combattais la menace Extérieure. Tout ce que nous avons accompli, toi et moi, jamais je ne pourrai l'oublier. Si je ne t'avais jamais rencontrée, jamais je ne serais devenu quelqu'un de bien comme je le suis actuellement. Je serais resté ce vieil excentrique solitaire incapable d'Amour. Et rien que pour cela, le Chapelier Fou te remercie. Il boira toujours le thé à n'importe quelle heure de la journée en compagnie du Lapin Blanc qui tendait de plus en plus vers le Lièvre de Mars avec le temps. Trinquons en ton nom. Alice. Après tout, aujourd'hui, nous fêtons ton premier Non-Anniversaire, pas vrai ?

       Alice, ma Reine. Ma douce Alice. Toi qui as péri en ce monde empli de non-sens hostile et dangereux, puisses-tu te réveiller dans un monde meilleur sans absurdité aucune.

       Dans une autre vie, dans un autre monde, j'espère que nous serons amis à nouveau.


       Bordel... C'est quoi cette putain de blague...? Alice... non ! Pas toi...! Argh. Je n'avais plus les mots. Comment c'était même possible ? Je vais me réveiller de ce cauchemar sans fin, pas vrai ?



       Ces mots avaient défilé devant mes yeux de nombreuses fois avant que je réalise ce qu'ils signifiaient vraiment.

       Ces mots venaient de son informateur. Il n'avait plus eu de nouvelles depuis des mois, alors qu'elle avait toujours été régulière dans ses nouvelles. La seule chose qu'il retrouva d'elle c'était... son ruban écarlate. Celui qu'elle avait toujours dans les cheveux. Ruban qu'il comptait me remettre lorsqu'il en aurait l'occasion.

        "Putain !!!"

       Je jetai violemment mon Scroll plus loin sur le canapé, sur lequel j'étais assis. Pourquoi a-t-il fallu que ça lui arrive, à elle ? J'avais les yeux embrumés de larmes. Larmes qui coulaient à flot. Ma respiration n'était pas stable, tout comme mon rythme cardiaque. Bordel... je ne pleurais jamais, d'habitude. Je n'avais probablement pas pleuré depuis mon enfance. Mais ce qui se passait était inacceptable ! Je ne tenais pas en place et je faisais les cent pas dans l'appartement. J'avais envie de hurler et de pleurer. Ce que je fis. Je ne pouvais plus rien retenir. Tant pis pour les voisins !

       Je ne pouvais plus parler. Seule la tristesse et la colère demeuraient. Je ne pensais plus à rien d'autre. J'étais inconsolable. Sous le choc. Il devait forcément y avoir une erreur ! Elle ne pouvait pas mourir ! Elle était forte, courageuse et... Non. Impossible qu'elle soit morte. Personne n'a retrouvé son corps, après tout, voilà ! Ahahahah ! Alice est encore de ce monde, c'est certain, non ?

       Non, Meteor... tu ne peux pas te mentir à toi-même, c'est stupide ! Le déni faisait bel et bien partie du deuil, hein ? Mais comment je pouvais accepter ça, putain ?!

       Il fallait que je sorte. J'allais devenir fou si je restais à la maison à tourner en rond comme un putain de poisson rouge en captivité dans son putain de bocal. Je pleurais depuis bien une heure maintenant. Il fallait que... je parle à quelqu'un. J'étais bien trop fébrile pour être seul. Mais étais-je assez fort pour parler à un être humain tout en restant intelligible ? Je devais ressembler à un gosse complètement démuni, c'était risible. Je me détestais. Cela n'avait jamais été aussi fort. Je ne voulais pas exposer mes faiblesses. Certainement pas. Je le refusais. Fierté oblige. Mais il fallait vraiment que je voie quelqu'un. Pour ne pas devenir fou. Mais qui ?

       Aster n'était toujours pas rentré chez lui. Chez-lui que je squattais allègrement comme à chaque fois que j'étais à Vale. Et je n'avais pas envie d'attendre qu'il termine sa journée. De plus, je ne souhaitais pas que mon frère passe sa soirée et sa nuit ainsi que le restant de sa vie à me consoler. Cela n'était pas le rôle du cadet de réconforter son aîné. Ou bien, j'étais encore une fois trop fier. Bref, aucune envie de mêler Aster à ça. J'étais dans un état lamentable. Et c'était à moi et uniquement à moi d'assumer mon triste état de loque humaine.

       Je pouvais toujours appeler Snow, ou Zeke. Ils étaient mes meilleurs amis, après tout. Non... je ne pouvais pas faire ça. Ils devaient être autant sous le choc que moi, si tant est qu'ils soient au courant en même temps que moi. On ne ferait rien de productif à chialer ensemble. D'autant plus que je n'étais pas sûr qu'ils soient au courant, après mûre réflexion. J'étais celui qui était le plus proche d'Alice. Alice qui n'était plus là... Putain...!! Je ne m'y ferai pas !! Je ne voulais toujours pas y croire. Des flots de larmes semblables à des torrents s'écoulaient à nouveau de mes yeux. Ces sanglots ne cesseraient donc jamais ? Comment je pouvais produire autant de larmes en si peu de temps ?

       Est-ce que je devrais aller ramper chez mon insensible de mère ou bien chez ma sœur aînée à la recherche d'un amour et d'un réconfort que je n'ai jamais eu ? Non. Plutôt crever trente fois d'affilée.

       Restait... Nereus. Cet homme avec qui j'avais créé une amitié solide en si peu de temps. On se connaissait depuis bien trois ans, et on était très proches. Je venais régulièrement le voir, lorsque je passais à Vale. Que ce soit pour rire un bon coup sans se prendre la tête, ou bien pour que je fasse quelques révisions sur sa prothèse métallique. Il était une personne très chère à mes yeux. Une relation unique. Très différente de toutes les amitiés que j'ai pu avoir, comme avec Snow, Zeke ou... Alice.

       Alice...

       Ma gorge se nouait. J'avais la nausée. J'avais mal au crâne à force de serrer les dents pour retenir mes larmes. Mais ça ne fonctionnait pas. Fallait-il que je me mordre la langue à sang pour arrêter ce flot d'émotions ? Je me sentais brisé. Comme si je n'avais plus aucune raison d'être. Je voudrais redevenir aussi insensible qu'un mur d'airain, actuellement. Mais bordel, j'étais un militaire, je ne pouvais pas laisser de place à des émotions trop envahissantes !! J'en avais vus, des gens crever dans des situations atroces et injustes. Même des collègues avec qui je riais à la pause-café quelques heures auparavant, qui étaient ensuite morts devant mes yeux !

       Argh... comment pouvais-je penser ça ? C'était Alice qui avait péri. Pas un quelconque collègue ! Alice... Ma chère Alice. Qu'est-ce que je vais devenir, sans toi ? Pourquoi es-tu partie ? Jamais je n'aurai de réponse au fruit de mon incompréhension. Je détestais ça ! Alice. C'est toi qui as réussi à me rendre le sourire, et là, tu me le fais perdre ! Pourquoi a-t-il fallu que tu disparaisses sans laisser de traces ?!!! Je te croyais si forte et invincible !!!

       Je repris mon Scroll fébrilement, cherchant difficilement et en tremblant à contacter Nereus. J'avais besoin de le voir. Il était le mieux placé pour m'aider, pas vrai ? Il ne connaissait pas Alice, il ne serait pas affecté... Et ça ne lui ferait pas de mal d'apprendre sa disparition, à priori. Dans le pire des cas, il serait embêté que j'aie fortement envie d'hiberner pour ne pas avoir à supporter ce deuil bien trop lourd pour moi. J'avais peur de le déranger. Je détestais faire ça. Demander des services et du temps aux autres. Je m'étais pratiquement toujours débrouillé seul avec mes émotions et mes problèmes. Par orgueil, déjà. Mais aussi pour ne pas affecter les autres. Je ne voulais pas que les autres ressentent le même niveau d'anéantissement que moi. J'appréhendais beaucoup. Et j'hésitais à ne rien faire. Laisser tomber et n'en parler à personne. Rester seul. Comme je l'aurais fait quelques années auparavant.

       Non.

       Il fallait que je parle. Que j'avance. Je ne devais pas redevenir une coquille vide comme avant ! Hors de question que je devienne comme ma mère. Je pris mon courage à deux mains et envoyai un message assez simple au professeur de stratégie :


       Le message ainsi envoyé, je n'attendis aucunement une réponse pour me préparer et d'ores-et-déjà afin de me diriger vers son appartement. Il n'était pas si loin, normalement. Je connaissais la ville par cœur, y étant né. J'avais laissé un mot à mon frère cadet dans son appartement, pour le prévenir que je rentrerai le lendemain et qu'il aurait juste à réchauffer des restes pour se nourrir. Ouais, ce débile était toujours aussi nase en cuisine. Et même dans mon insondable chagrin, je pensais à m'occuper de cet assisté de 22 ans. Qu'est-ce qu'on ne ferait pas, par amour ?

       Tandis que je marchai - à une vitesse plutôt rapide -, je fis de mon mieux pour sécher mes larmes et me retenir de m'écrouler de chagrin en pleine rue, sentant que mes jambes pourraient me trahir à tout moment. Pas très envie que les passants me regardent mal ou me prennent en pitié. Puis Nereus n'avait pas à me voir dégoulinant de larmes comme un gamin, ni avec les jambes tremblantes et fébriles.

       J'étais ainsi posté devant la sonnette de son appartement, appuyant dessus sans avoir réellement vérifié sur mon Scroll s'il m'avait répondu à l'affirmatif ou non. Dans tous les cas, lorsqu'il m'ouvrirait, il serait confronté à un cadavre ambulant très pâle aux yeux gonflés et rouges. Pas très sexy, quoi. Le contraste avec son élégance naturelle serait énorme.